lundi 12 décembre 2016

Le droit de la concurrence, un droit réservé aux grosses multinationales ?



Dans un précédent article le droit européen de la concurrence a été défini comme l’ensemble des règles qui encadrent et protègent le fonctionnement concurrentiel du marché intérieur. 

Sans prendre de risque, on peut en déduire qu’il s’adresse à tous les opérateurs qui sont situés et/ou interviennent sur ce marché. Il s’agit d’empêcher tout comportement de ces opérateurs pouvant fausser la concurrence sur le marché intérieur.

En s’inspirant du classicisme de Smith, N. Petit définit la concurrence comme « un comportement individuel par lequel chaque opérateur essaye de pousser ses avantages et l’emporter sur ses rivaux. »[1] (note de bas de p / page 119). 

La théorie économique néo-classique attribue cinq caractéristiques principales à la concurrence dite pure et parfaite :
Présence d’un grand nombre de producteurs et de consommateurs (hypothèse dite d’atomicité du marché)
Indifférenciations des biens proposés sur le marché (hypothèse dite d’homogénéité)
L’information est parfaite et les agents en disposent (hypothèse de transparence du marché)
Liberté d’entrer et sortir sur le marché pour les acheteurs et producteurs (Hypothèse de liberté d’entrée)
Mobilité parfaite des facteurs de production (Hypothèse d’absence de coûts de transport)

Toutefois ces hypothèses sont jugées éloignées de la réalité du fonctionnement des marchés et il est difficile de les envisager  toutes respectées. C’est pourquoi le droit européen de la concurrence et notamment la CJUE font bien plus souvent référence à la notion de « concurrence efficace ». Dans l’arrêt Métro c/ Saba rendu le 25 octobre 1977[2], la CJUE la définit comme la dose de concurrence nécessaire pour que soient réalisés les objectifs du traité.
Dans le souci de maintenir un ordre concurrentiel, il faut donc lutter contre tout comportement qui induirait une atteinte à l’ordre concurrentiel. Deux catégories d’agent peuvent nuire à cet ordre concurrentiel : l’État et les entreprises.
Lorsque son intervention est trop importante, l’État nuit à l’ordre concurrentiel en déséquilibrant la compétition entre entreprises. Par exemple, des subventions données à une entreprise pour soutenir sa production réduisent ses coûts et lui permettent donc de produire à moindre coût la même quantité. Elle dispose en conséquent d’un avantage sur les autres agents de ce même marché.
Par ailleurs, une entreprise peut aussi déséquilibrer le jeu de la concurrence. Lorsqu’elle dispose d’un trop grand pouvoir de marché l’ordolibéralisme assimile une entreprise à une autorité administrative. Elle peut ainsi imposer des prix très élevés, orienter la production ou adopter d’autres comportements anticoncurrentiels.
En outre, l’application du droit européen de la concurrence pose un autre problème concernant son champ d’application géographique. En effet, les entreprises européennes ne sont pas les seules à intervenir sur le marché intérieur. Des pratiques anticoncurrentielles peuvent être organisées dehors du marché intérieur. Qu’en est-il de la compétence des autorités européennes ? Dans quelles conditions y-a-t-il application du droit européen de la concurrence ?

L’application ratione personae

On parle d’application ratione personae à propos de l’application aux opérateurs. Les opérateurs privés sont les cibles principales du droit européen de la concurrence. Toutefois, les opérateurs publics sont aussi visés dans le cadre de l’interdiction des aides d’État.
L’opérateur privé par excellence est l’entreprise. Toutefois il convient de préciser que la notion d’entreprise en droit européen de la concurrence ne concerne pas seulement les entreprises privées au sens le plus classique du terme. Qu’est-ce donc qu’une entreprise pour le droit européen de la concurrence ?
L’entreprise en théorie économique
D’un point de vue économique, Jacques Généreux, dans Économie politique t.1 Microéconomie [3], définit l’entreprise comme « une institution qui rassemble et combine entre eux un certain nombre de facteurs de production en vue de produire des biens ou des services. » Cette définition présente l’intérêt de ne présumer ni de la forme juridique ni de son statut de public ou privé. Pour l’économiste il s’agit purement d’une unité de production de biens et de services.
L’entreprise en droit français
En droit français, l’entreprise recouvre ainsi des réalités très différentes du point de vue de leur régime. Le contrat de société (article 1832 ss du Code civil) et l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (Article L526-6 ss du Code de commerce) démontrent cette variété et sont des entreprises. En outre, du point de vue du droit français, une association au sens de la loi 1901 n’est pas une entreprise à sa déclaration même s’il peut y avoir requalification par la suite si la nature de l’activité l’impose.
L’entreprise en droit européen de la concurrence
Le droit européen de la concurrence diverge en ce point du droit français. Dans un arrêt Höfner et Elser rendu le 23 avril 1991 par la CJCE [4], la qualification d’entreprise est faite indépendamment du statut juridique et au seul regard de l’accomplissement d’une activité économique autonome. Le 4 mars 2003 dans un arrêt FENIN [5] la CJUE définit l’activité économique comme consistant à « offrir des biens ou des services sur un marché donné ». Il s’agit d’une acception plus large et que la simple approche par la forme de l’entité exerçant l’activité et ainsi plus proche de la réalité. Une association au même titre qu’une société peut être qualifiée d’entreprise au sens du droit européen de la concurrence. Ainsi les articles 101 et 102 TFUE s’appliquent aux entreprises privées et caractérisent les infractions d’entente et d’abus de position dominante. En outre, l’article 106 TFUE pose le principe d’application du droit européen de la concurrence aux entreprises publiques.
 La qualification d’entreprise est écartée dans deux situations : soit l’entreprise exerce des prérogatives de puissance publique soit l’entreprise exerce une activité sociale basée sur le principe de solidarité nationale. L’exercice de prérogatives de puissance publique a été mis en avant comme critère écartant la qualification d’entreprise dans un arrêt Eurocontrol rendu le 19 janvier 1994[6] par la CJUE. En matière d’activités sociales, la CJUE a posé le principe dans son arrêt Poucet et Pistre rendu le 17 février 1993[7]. Dans ce dernier cas, il est nécessaire que 2 conditions soient remplies : d’une part,  l’activité doit être gouvernée par le principe de solidarité nationale et d’autre part, elle doit être soumise à supervision de l’État. En dehors des cas visés par ces arrêts, les entités visées sont des entreprises auxquelles le droit européen de la concurrence s’appliquera.
 Dans la mesure où le régime applicable aux entreprises publiques et aux Services économiques d’intérêt général est particulier, il ne sera pas détaillé dans cet article. Il s’agit simplement de montrer qu’il s’applique par principe à ces entités au même titre qu’aux entreprises privées.
Le droit européen de la concurrence et les États
Les États sont aussi visés par l’article 107 TFUE sur le marché intérieur et son fonctionnement concurrentiel. L’État ne doit pas fausser la libre concurrence selon le droit communautaire en accordant des « aides (…) ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence (…) favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Il s’agit là du régime des aides d’État. Pour caractériser une aide d’État on admet la nécessaire réunion de deux critères essentiels : d’une part, il doit y avoir un avantage économique attribué à une entreprise et d’autre part, le financement doit provenir des ressources de l’État. Par suite, le régime fixe des conditions dans lesquelles certaines aides peuvent être considérées compatibles avec le marché intérieur, mais ce régime n’est pas l’objet du présent article. 

L’application ratione loci

Pour ce qui est du champ d’application géographique, on parle d’application ratione loci. Il s’agit de caractériser l’affectation du commerce entre États membres. Le principe a été posé dans un arrêt Gründig rendu le 13 juillet 1966 par la CJCE : il y a affectation du commerce entre États membres dès lors qu’il y a mise en cause de manière directe ou indirecte, actuellement ou potentiellement de la liberté du commerce entre États membre dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d’un marché unique entre États. C’est l’application du principe de minimis lex non curat. En effet, les traités ont pour but la protection du marché concurrentiel au niveau européen. Il est donc nécessaire que l’opération visée par les autorités affecte de manière sensible les flux commerciaux entre au moins deux États.
La restriction engendrée par l’opération visée doit par conséquent être interne à l’Union Européenne pour déclencher l’application du droit européen de la concurrence. Dans les lignes directrices de la commission « relatives à la notion d’affectation du commerce », la Commission fait référence aux pratiques « susceptibles d’avoir un niveau minimal d’effets transfrontaliers à l’intérieur de la communauté. ». De plus, « c'est l'accord qui doit être susceptible d'affecter le commerce entre États membres. Il est indifférent que, considérée isolément, chaque partie de l'accord, y compris les restrictions du jeu de la concurrence pouvant découler de l'accord soient susceptibles de le faire. »
En conséquence, des entreprises dont le siège est hors de l’UE mais intervenant sur le marché intérieur sont susceptibles d’être poursuivies par la Commission. Dès lors que l’entreprise intervient sur le marché intérieur, elle est soumise au droit européen de la concurrence.
Le droit européen de la concurrence bénéficie d’une application plus large qu’on ne peut le penser. En effet, les acteurs pour lesquels il applique sont nombreux et ne se réduisent pas aux multinationales. Les États font notamment l’objet d’une surveillance constante de la Commission.

François. 




[1] Nicolas Petit, Droit européen de la concurrence, Domat, p119
[2] CJCE, 25 octobre 1977, Métro c/ Saba, aff 26-76
[3] Jacques Généreux, Economie politique t1 : Microéconomie, Hachette superieur, 2 ème édition 1995.
[4] CJCE, 23 avril 1991, Höfner et Elser, aff C-41/90
[5] TUE, 4 mars 2003, FENIN, T-319/99
[6] CJCE, 19 janvier 1994, Eurocontrol, C-364/92
[7] CJCE, 17 février 1993, Poucet et Pistre, aff jointes C-159/91 et C-160/91

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