Comme on l’apprend sur les bancs de l’université, le droit est « l’ensemble des règles de conduite socialement édictées et sanctionnées qui s'imposent aux membres de la société ». En première année, ma professeure d’introduction au droit (Mme Laurence Sinopoli) avait proposé une autre définition plus originale. Elle avait défini le droit comme une « technique d'argumentation pour justifier des obligations, des devoirs mais aussi des prérogatives par un enchaînement de normes créées et appliquées par des autorités habilitées suivant des procédures régulières. » De ce point de vue, parler de droit n’est plus tant désigner un contenu de règles ou de textes qu’envisager celui-ci comme une méthode, une démarche. On osera parler de contenant.
Le problème qu’on se propose d’aborder consiste à se
demander si le droit contient en lui-même la nécessité d’un impératif moral.
Pour être qualifiable de droit, le droit doit-il être respectueux d’impératifs
moraux ? En caricaturant un peu, une norme injuste est-elle « du
droit » ? La question a suscité des siècles de réflexion et de nombreux
ouvrages tous plus savants les uns que les autres. Je n’ai pas ici la
prétention de résoudre ce problème mais d’en soulever quelques enjeux
sous-jacents, de partager quelques pistes de réflexion et d’introduire aux
problèmes posés par certains positionnements.
Savoir si le
droit doit c'est d'abord réfléchir à ce qu'est le droit
Au regard de la question posée, le choix de la définition
du droit est de première importance. En effet, définir a priori le droit
revient à poser une règle d’appartenance qui en délimiterait le champ et
permettrait de distinguer ce qui n’en n’est pas de ce qui en est. Par
conséquent, cela pose en amont des exigences sur le contenu. Le droit doit
pour être qualifié comme tel. Cette règle d’appartenance est antérieure à la
règle juridique. S’en remettre à l’argument procédural est illusoire dans la
mesure où la procédure est elle même fruit de principes qui ne sont pas de
nature juridique mais morale. Estimer qu’est droit ce qui est le fruit d’une
procédure équitable, juste ou démocratique est un propos moral et non plus
juridique. On le montrera par la suite.
Envisager le droit comme une démarche ou une technique ne
pose plus le problème de la règle d’appartenance puisqu’il ne s’agit plus de
caractériser un contenu. Il devient un mode singulier d’argumentation. Pour
être droit, le droit ne doit pas. En choisissant cette autre approche le droit
devient un objet semblable à l’ingénierie, la médecine ou une autre technique.
L’analogie avec la médecine est souvent faite par les juristes lorsqu’ils
parlent de ce qu’ils font. Il ne se dégage pas d’impératif inhérent à cette
deuxième approche. La technique ne contient pas en elle-même ses propres
impératifs. Ainsi, dire qu’il est mal de cloner un être humain n’est pas un
propos médical mais un propos éthique, d’une autre nature que le propos ou
l’acte médical. Par analogie, dire que telle peine pour telle infraction n’est
pas juste n’est pas un propos juridique mais moral. Toute la controverse vient
de l’utilisation du terme « juste » qui entraîne bien souvent
un glissement réducteur sur le terrain uniquement juridique.
Ces deux approches caractérisent déjà deux choix
philosophiques différents. On entrevoit une tension assez nette entre contenant
et contenu, démarche dynamique et ensemble de savoirs statiques. Savoir si le
droit doit, revient donc à analyser successivement ces deux approches et à en
examiner les tensions.
La première option : le droit comme un contenu
Dans le premier cas, on attribut d'ors et déjà un contenu
au droit. Si on envisage le droit comme un contenu cela implique
l’établissement d’une règle d’appartenance. (chercher chez Wittgenstein ou
Quine des éléments sur la notion de règle d’appartenance) Une norme qui ne
respecte pas la règle d’appartenance ne s’associe pas au contenu désigné par le
droit.
Supposons que cette règle d’appartenance soit procédurale
par exemple. Si l’on remonte la chaîne de causalité déterminant cette
procédure, elle est le fruit de principes jugés fondamentaux par ceux qui l’ont
déterminée. En France on estime ainsi que devient du droit ce qui suit la
procédure législative, est validé par l’exécutif et appliqué par le pouvoir
judiciaire. Mais cette procédure a été déterminée comme telle parce que
jugée respectueuse d’un idéal démocratique de participation démocratique du
peuple. La conception de cette procédure a donc été guidée par des
préoccupations d’une nature autre que juridique. En ce sens la traduction
anglaise de « rule of law » est éclairante. L’État de droit
est, dans le monde anglo-saxon, un État dans lequel on peut dire qu’il y a une
« règle de (du ?) droit ». Cette traduction rend compte de la notion
de règle d’appartenance caractérisée plus haut. Une règle est établie en amont
qui est à l’origine du droit. Il n’est pas fruit d’une volonté arbitraire et
imprévisible. Il y a comme un filtre qui donne au droit son caractère. Ainsi,
pour être droit, le droit doit respecter cette règle d’appartenance. Il y a
donc en lui l’idée d’un impératif qui doit être respecté pour être identifiable
comme tel. Pour des raisons sociologiques qu’il n’est pas à propos d’étudier
dans le présent article ce type d’énoncé est couramment entendu même par de la
part de juristes : une loi injuste ou immorale n’est pas une loi.
Deux limites à cette approche
Cette approche par le contenu pose un problème et laisse
entrevoir une double limite non négligeable. D’après la règle
d’appartenance mise plus haut en évidence les règles édictées par une dictature
ne sauraient être qualifiées de « droit ». Pourtant elles exercent la
même coercition sur les individus, elles sont aussi appliquées par des juges et
des policiers. Elle ne sont cependant pas le fruit de la même règle
d’appartenance. Est-ce à dire qu’elles ne sont pas du droit ? Qu’il y a
différentes espèces de droit ? Il y aurait une espèce démocratique et une
espèce dictatoriale ? L’idée même qu’elles soient « du droit » au
même titre que nos règles issus d’un processus démocratique est dérangeante. Mais
en posant l’existence de différentes espèces de droit on élude la question de
la définition du droit. Le problème demeure, il faut alors trouver ce qu’il y a
du droit à la fois dans un droit dictatorial et à la fois dans un droit
démocratique. Du fait de l’adoption d’une approche par le contenu on en
revient au problème de la définition d’une règle d’appartenance permettant de
distinguer ce qui est du droit de ce qui ne l’est pas.
On peut pousser la démarche en posant comme règle
d’appartenance que le droit est ce qui est le fruit d’un processus
administratif, qu’il soit dictatorial ou démocratique. Mais même cette approche
plus large pose problème. En effet, « processus »,
« administratif » et « fruit » sont des termes qui ne sont
pas sans poser d’importants problèmes fondamentaux. Que dire de la situation
dans laquelle un prince définit la loi par sa seule parole ? Peut-on parler de
« processus administratif » ? La loi est-elle « fruit »
d’un « processus » ou seulement incarnation de la volonté
potentiellement capricieuse d’un prince ?
On sent bien que la règle d’appartenance pose un vrai
problème dans la définition. En substance cette démarche dit : « pour
être du droit, la chose doit suivre une procédure etc ». Mais on voit que
cette approche est vaine. Elle ne permet pas de saisir et d’étudier la
complexité de tout système juridique. Ou alors il faut refuser
l’appellation de droit à des systèmes qui en comportent pourtant toutes les
caractéristiques uniquement parce qu’ils ne respectent pas des principes que
l’on estime moralement bon. On perçoit le risque de suprématisme qui apparaît
en filigrane. De plus, l’admission d’une telle approche pose de graves
problèmes d’éthique si elle est transposée dans d’autres domaines. N’est pas
art ce que l’on considère comme ne répondant pas à des critères esthétiques
propres à un certain idéal, n’est pas moral ce qui ne correspond pas à des
critères géographiquement et historiquement situés etc. L’approche qualitative
ou par le contenu présente donc deux défauts majeurs : d’un point de vue
méthodologique le risque de misologie puis d’un point de vue éthique
une forme de suprématisme.
Toutefois refouler cette approche n’est pas sans
conséquence. En effet, on refuse alors que le droit doive pour être droit. Il
n’y a pas d’impératif d’ordre moral ou éthique qui soit inhérent au droit. Il
n’y a en fait pas d’injustice de droit parce que le droit n’a pas à être juste.
Cette conclusion est dérangeante pour les juristes et effrayante pour les
profanes. Le juge ne se préoccupe pas tant de justice que d’application de
règles imposées par un ordre politique, et ce même dans un système
démocratique.
Une deuxième option : le droit comme un contenant
Dans le second cas, le droit est envisagé comme une
démarche non comme un résultat. Il s’agit d’une dynamique et non d'un contenu
statique. C’est la technique d’argumentation permettant la justification de
droits et obligations. Envisagé comme une telle technique, le droit n’a
(presque) pas d’odeur. On ne s’intéresse pas au contenu pour identifier du
droit. Toutefois des éléments de la seconde définition posent encore problème
et ne résistent pas à la critique émise plus haut. La seconde partie de la
définition renvoie à des termes qui restreignent trop le champ du
« droit » : « enchaînement de normes créées et appliquées par des
autorités habilitées suivant des procédures régulières ». On retrouve en
effet les idées d’autorité administrative et de procédures qui sont
problématiques comme nous l’avons mis en évidence.
Il ne subsiste dans cette définition que l’aspect dynamique.
Il s’agit d’un noyau solide sur lequel on propose de s’arrêter quelques
instants. Un détour par les bases de la sociologie durkheimienne présente un
intérêt majeur pour mieux saisir cette approche. Dans la fin du chapitre
premier de son ouvrage Les règles de la méthode sociologique,
Durkheim définit ce qu’il appelle un fait social comme « toute manière
de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte
extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société
donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations
individuelles ». Envisager le droit comme un fait social permet
d’éviter l’écueil posé par la règle d’appartenance tout en ne débouchant pas
sur une impasse épistémologique. Cela consiste simplement en un changement de
paradigme analytique.
Il ne s’agit plus de chercher ce qu’est le droit
uniquement par une étude de son contenu, propre à chaque société dans laquelle
il est développé. Il s’agit simplement d’identifier une « manière de
faire » qui exerce sur « l’individu une contrainte extérieure »
ou qui est « générale dans l’étendue d’une société donnée ». Cela
correspond tout à fait à cette approche dynamique que nous traitons ici. Pour
caractériser l’existence d’un droit, il n’est pas nécessaire qu’un contenu
moral soit identifié. Il est clair que dans cette optique le droit ne doit pas
du seul fait que l’on parle de droit. Aborder le droit comme un fait social
l’expurge de toute réthorique juridico-morale. Si le droit est un fait social
et non un ensemble de règles alors le droit ne doit pas. Mais cette conception
résiste aux deux problèmes soulevés plus haut : le risque suprématiste et la
misologie sont écartés.
Il n’en demeure pas moins que quelque chose nous dérange.
Vider le droit de contenu impératif moral est dérangeant, cela entraine comme
un malaise. Et pourtant c’est une précaution très fertile. La confusion du
droit et du bien est souvent faite, et comme on l’a montré elle est lourde de
conséquences. En expurgeant le propos juridique d’éléments moraux on n’élimine
pas le bien de toutes perspectives de société. Cela permet simplement de
remettre les choses à leur place. Le discours éthique n’est pas un discours de
la technique mais un discours sur la technique. De la même manière, je propose
au lecteur de sortir la question morale du discours juridique. Le droit n’est
pas juste comme la médecine, prise comme un bloc ne saurait être qualifiée
comme un « bien ». cela nous permet au contraire de redéployer les
perspectives et de les élargir. C’est à la Cité de déterminer le bien qu’elle
vise et d’établir les règles subséquentes. Le juriste ne saurait s’arroger
le monopole du discours sur le bien au seul prétexte que sa technique est
le vecteur de sa mise en pratique dans la Cité. La philosophe S. Weil
estime dans son ouvrage majeur Recherche sur les causes de la liberté et
de l'oppression que bien souvent le mal est le fruit de la confusion
entre la fin et les moyens. Je propose ici au lecteur d’envisager que le droit
n’est qu’un moyen, comme toute technique, et que c’est à lui de penser la fin,
tirant sa légitimité du seul fait qu’il participe à la vie de la Cité.
François Curan
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